Bernard Huet | L’architecture contre la ville [texte]
Loos – Architecture (1910)
(Introduction à « l’architecture contre la ville » Bernard Huet)
La vanité nerveuse, la vaine nervosité qui pousse chaque architecte à faire autre chose que le voisin étaient inconnues aux vieux maîtres. La tradition avait fixé les formes. Ce n’étaient pas les formes qui modifiaient la tradition. Mais les vieux maîtres ne respectaient pas la tradition en aveugles, et à tout prix. De nouveaux besoins, de nouveaux problèmes, de nouvelles techniques venaient briser les règles et renouveler les formes. Mais les hommes de chaque temps étaient d’accord avec l’architecture de ce temps. Chaque maison neuve plaisait à tout le monde. Aujourd’hui la plupart des maisons ne plaisent qu’à deux personnes: au propriétaire et à l’architecte.
La maison doit plaire à tout le monde. C’est ce qui la distingue de l’oeuvre d’art, qui n’est obligée de plaire à personne. L’oeuvre d’art est l’affaire privée de l’artiste. La maison n’est pas une affaire privée. L’oeuvre d’art est mise au monde sans que personne en sente le besoin. La maison répond à un besoin. L’artiste n’est responsable envers personne. L’architecte est responsable envers tout le monde. L’oeuvre d’art arrache les hommes à leur commodité. La maison ne sert qu’à la commodité. L’oeuvre d’art est par essence révolutionnaire, la maison est conservatrice. L’oeuvre d’art pense à l’avenir, la maison au présent. Nous aimons tous notre commodité. Nous détestons celui qui nous arrache à notre commodité et vient troubler notre bien-être. C’est pourquoi nous aimons la maison et détestons l’art.
Mais alors la maison ne serait pas une oeuvre d’art ? L’architecture ne serait pas un art ? Oui c’est ainsi. Il n’y a qu’une faible partie du travail de l’architecte qui soit du domaine des Beaux-Arts: le tombeau et le monument commémoratif. Tout le reste, tout ce qui est utile, tout ce qui répond à un besoin, doit être retranché de l’art.
Quand nous aurons compris que l’art est en dehors de toute utilité, quand nous aurons rayé de nos dictionnaires le terme contradictoire et menteur d' »art appliqué », nous aurons enfin l’architecture de notre temps. L’artiste est son propre maître, l’architecte est le serviteur de la communauté.
Champ Libre, pp 225-226
[Paradoxe de Loos à dénouer: respect des conventions vs abandon de l’ornement (-> maison Michaelerplatz, pas du tout conventionnelle)]