Pole Position 2 | par Fernando Montès, théorie, histoire [art]
Questions d’histoire
Quelle est la marge de manoeuvre de l’architecte, quand l’architecture est comme un mur qui se construit rangée après rangée.
Il peut paraître paradoxal sinon absurde que les questions de l’histoire et de l’historicisme puissent constituer l’axe principal d’un débat théorique, tant il est évident que toute discipline s’insère dans un continuum historique et engendre sa propre histoire. C’est pourtant ce qui arrive en architecture et depuis fort longtemps.
Le même Walter Gropius qui, en 1921, se refusait à autoriser l’enseignement de l’histoire au Bauhaus et concevait la naissante architecture moderne non pas comme « une branche ajoutée au vieil arbre mais en tant que nouvelle pousse depuis la racine » (Scope of total architecture), deviendra un fervent pratiquant de la continuité historique dans ses propres bâtiments de l’après-guerre.
Avec lui, d’autres figures aussi importantes et liées à l’orthodoxie que Saarinen, Kahn ou Johnson vont entreprendre, chacun à leur manière, la récupération des valeurs de la mémoire, ou comme le dit Sybill Moholy-Nagy, « essayer une combinaison kaléidoscopique d’éléments historiques et contemporains dans le but de redécouvrir l’architecture dans les vides ménagés par la technologie du bâtiment » (The Canon of Architectural History).
Il est clair que cette sorte de manipulation qui tend à faire de l’histoire le complément expressif ou le suplément d’âme de la théorie, n’est pas de même nature que celle qu’opèrera un Siegfried Giedion dans le fameux ‘Espace, Temps et Architecture’ où l’obectif de l’entreprise sera plutôt de rattacher le Mouvement Moderne aux siècles précédents afin de lui conférer une légitimité de type évolutionniste. Les découvertes scientifiques, les développements technologiques, l’accroissement de la mobilité sociale, les nouveaux champs d’exploration ouverts par la peinture conduisent, d’après lui, naturellement vers l’architecture moderne: l’histoire ne connaît pas de doutes et miraculeusement rattrape la théorie.
Le problème avec ce livre publié en 1941 et unique à plusieurs égards, vient du fait que tout en étant un panégyrique du Bauhaus, il est pratiquement contemporain du revirement de son fondateur. Ce décalage, amplifié par l’échos qu’aura l’ouvrage et par l’absence d’autres essais d’envergure fournissant au moins une vision moins édifiante ou virginale de l’avant-garde, a probablement aider à accélérer la mythification du Mouvement Moderne.
Il faudra attendre les années 60, l’apparition de textes comme ‘Complexity and Contradictions’ du disciple de Kahn, Robert Venturi, et la production des groupes comme la ‘Tendanza’ en Italie et les ‘New York Fives’ aux Etats-Unis pour que cesse l’anti-historicisme primaire de l’architecture. D’une part, les travaux d’analyse urbaine, les essais de théorie architecturale et les projets issus de la ‘Tendenza’ vont confirmer le rôle progressif de la théorie que l’histoire est en train de prendre par l’entremise de la ville. D’autre part, les ‘New York Fives’, à travers leurs réalisations et leur enseignement dans les meilleures écoles américaines, mettront en évidence l’historicisation rapide de la théorie moderne qui, entre leurs mains, de ient de plus en plus un discours, une manière et une sorte de nouvelle académie.
Le constat qu’à défaut d’une alternative crédible de substitution, la ville antérieure à la Ville Radieuse reste encore le lieu d’inscription et le référent privilégié de l’architecture – sa sauvegarde principale pour qu’elle ne dérape pas dans les bas-côtés de la totale abstraction – et la célébration quelque peu nostalgique d’une période à la fois radicale et créative, celle des années 20, sont ainsi les signes forts du renouveau de la pensée architecturale qui désormais intériorise l’histoire proche et lointaine.
L’histoire proche enseigne que le projet moderne de la ville basé dans l’introduction de la nature comme fil conducteur urbain a déséquilibré le couple ville-architecture, organisateur de l’urbanité pendant cinq siècles, sans pour autant faire émerger une autre forme de maîtrise de l’espace public satisfaisante.
Aussi cette histoire proche démontre que l’architecture, si assurée qu’elle apparaisse, est un art profondément conceptuel où les risques réthoriques sont permanents et mortels. L’histoire lointaine soudainement ré-injectée dans la culture architecturale a eu comme effet de relativiser les triomphes et les échecs de l’expérience contemporaine. La thématique de la modernité est une constante de lévolution architecturale. Brunelleschi, Alberti, Palladio, Boromini, Le Bernin, Ledoux furent des modernes qui proposèrent des nouvelles codifications de l’architecture. Entre la « Ville Sociale de Chaux » de Ledoux où le centre est une usine à sel et une place royale où le centre est une effigie du souverain, il y a vraisemblablement plus de différences qu’entre les projets de centres urbains de Piacentini et le « Plan Voisin » de Le Corbusier.
Illustrations:
Adolf Loos, hôtel à Juan les Pins, 1931
Le Corbusier, villa Savoye à Poissy, 1929
Mies van der Rohe, pavillon de Barcelone, 1929
S. Serlio: « place comme décor »
Los Angeles: « Freeway » d’Hollywood à l’heure de pointe
Place Vendôme, extrait du plan Turgot
C. N. Ledoux: salines de Chaux (1775/1779), vue de la maison du directeur à travers le pavillon d’entrée